Il attend la visite dans son fauteuil, installé au milieu d’une vaste pièce ensoleillée où il vit l’essentiel des 24 heures d’une journée. Son lit d’hôpital est installé près de la grande fenêtre et Chloée, la chienne que lui fournit Mira, dort à ses pieds.
Brigitte, son amoureuse qu’il a connue lors d’une randonnée de moto, fait des travaux sur le terrain à l’arrière de la maison pendant qu’on s’installe pour une longue conversation.
Malgré la morphine qu’on lui administre pour gérer la douleur, sa mémoire est toujours aussi vive. Aussi précise. Il n’a rien oublié, sauf les rancunes dont il s’est libéré dans la maladie. D’ailleurs, j’y reviendrai plus loin, c’est son extraordinaire mémoire qui lui permet de rester serein devant la mort. Elle lui permet de revivre toute sa vie, de revisiter les villes et les événements où sa longue et étincelante carrière l’a mené et elle lui donne la force de se préparer pour l’inconnu suprême.
- ÉCOUTEZ la chronique de Jean-Charles Lajoie sur son ami Jean Pagé:
Les deux roues de la liberté
Il ne vaincra pas le cancer. C’est accepté. Mais Jean Pagé profite de chaque journée qu’il peut passer dans la nature des Laurentides. Et toutes les fois qu’on s’arrête chez lui pour aller jaser une petite heure, c’est avec le sourire qu’il nous accueille. La journée est belle, profitons-en.
Et si cette fois, pour qu’on s’en souvienne nous aussi, on parlait des débuts ?
C’est facile de se souvenir de Jean Pagé à Chicoutimi. Il était le seul avec Yves Quenneville à piloter un petit scooter rouge. Un Lambretta qui faisait baver d’envie tous les étudiants du Petit Séminaire.
« C’était les deux roues de la liberté. Mes parents n’avaient pas d’auto, j’ai eu la chance de décrocher un poste à CJMT grâce à mon ami Quenneville », raconte-t-il, baigné par les rayons du soleil.
Quenneville, l’aîné des quatre frères qui ont fait carrière dans les communications, avait demandé à Pagé de venir l’aider une fin de semaine.
« Il m’a demandé de lire les nouvelles. On faisait tout sans aucune aide. La seconde où je me suis installé devant le micro, la toute première seconde, j’étais accro, j’ai su que c’était ça que je voulais faire dans la vie », se rappelle-t-il.
Ici Radio-Canada
On va passer sur ces années folles à CJMT, sur la fondation du Cercle de presse du Saguenay avec Bertrand Tremblay et Claude Poulin pour arriver aux quelques mois passés en dehors du métier.
« Mais j’avais gardé Yamaha, dont j’étais le porte-parole au Saguenay. Lors d’une présentation des motoneiges 1972 à des clients, un certain Jacques-Henri Gagnon est venu me voir. Il était l’un des patrons de Radio-Canada à Québec. “Je veux un gars comme toi”, m’a-t-il lancé. Comme ça, sans préparation. La semaine suivante, je passais une audition à Québec et bingo, j’avais le poste aux sports à Radio-Canada avec Gérard Potvin. De même. Fou raide. Puis, quand Gérard est parti à Falun en Suède pour des championnats du monde, on m’a dit : “Prépare-toi, tu fais les sports à la télévision” », dit-il, les yeux rendus brillants par les souvenirs.
Les Jeux de Montréal
Le réseau l’a vite repéré. Pour les Jeux olympiques de Montréal en 1976, Claude Quenneville, Winston McQuade et Serge Arsenault ont été embauchés dans la grande tour. Pagé a couvert le volleyball, un sport dont les René Lecavalier, Raymond Lebrun, Lionel Duval, Richard Garneau ne voulaient pas. Un souvenir impérissable. Puis, il est retourné à Québec.
« Comment oublier Nadia Comaneci, Bruce Jenner et ces Jeux qui ouvraient Montréal au monde ? Après les Jeux, le réseau me demandait souvent. J’ai tout fait avec le même plaisir. L’Univers des sports, Les Héros du samedi, différentes compétitions. Je vouais le même respect aux grandes vedettes et aux ti-culs. J’ai toujours trouvé que nous étions privilégiés. Je n’étais pas téteux en acceptant toutes les jobs, j’aimais vraiment ça. Ça a causé des frictions avec certains collègues, j’en étais conscient, mais des fois, il a fallu bousculer la hiérarchie des sports à Radio-Canada », raconte-t-il avec plaisir.
Le trip de 110 %
Une carrière extraordinaire. Douze Jeux olympiques, la Formule 1, la Formule Atlantique, le patinage artistique avec Alain Goldberg, des Coupes du monde de soccer, La Soirée du hockey, dont il était le présentateur et le maître de jeu, et le dessert, 110 % à TQS !
« 110 % avec Éric Lavallée comme producteur, ç’a été le trip total ! Des cotes d’écoute invraisemblables et un plaisir fou avec les débatteurs. Je rencontrais partout des gens et on ne me parlait jamais des Olympiques ou de La Soirée du hockey. On me lançait “110 %” et on entamait la conversation », dit-il.
J’ai été témoin de l’histoire au moins 20 fois. À Gaspé, à Québec, aux îles de la Madeleine, partout, les gens saluaient « Monsieur 110 ».
Et pourtant, Pagé était à Sotchi avec Paul Houde, à Londres et à bien d’autres Jeux. Wayne Gretzky, Gilles et Jacques Villeneuve ne faisaient pas le poids devant Gabriel Grégoire, Jean Perron et Michel Villeneuve.
C’est de cette carrière fabuleuse et de la vue de ses quatre enfants et six petits-enfants que Jean Pagé nourrit sa tête et son cœur en savourant les derniers mois d’une vie mouvementée.
C’est pour ça que je voulais en rappeler quelques pans avant de parler de sérénité, de l’inconnu de la mort et de l’amour...
Serein devant la mort
Je connais Jean Pagé depuis presque toujours. On a joué des dizaines de matchs de tennis ensemble, on a couvert le conseil municipal de Chicoutimi, on s’est battu dans une chambre d’hôtel à Saint-Pétersbourg en Russie, on s’est rendu quelques services dans la vie...
Il y a 23 ans, c’était avant Noël, j’ai appris qu’il souffrait d’un cancer de la prostate. Il a été opéré et traité, est devenu porte-parole de Procure, et la simplicité et le courage avec lesquels il a fait face au drame m’ont toujours impressionné.
Je le croisais à TVA quand il décrivait les courses d’IndyCar avec Bertrand Godin. Le cancer était revenu et les traitements qu’il subissait le faisaient gonfler comme un ballon. Mais je ne l’ai jamais vu se plaindre. Il jasait, heureux de pratiquer son métier.
L’automne dernier, je l’ai appelé. Il n’a pas répondu. Quelques secondes plus tard, je recevais un texto : « Je ne réponds pas, je suis trop émotif. »
C’est la seule fois où Jean Pagé n’a pas semblé serein devant l’annonce de la mort. Il y a quelques mois, on est allés manger dans un resto de Saint-Sauveur. Il était encore capable de marcher avec une canne. Ses cheveux repoussaient en léger duvet blanc. Mais il avait souri et discuté toute la soirée. Une belle rencontre.
Chez lui, avant mon départ pour la Route 66, c’est moi qui ai eu le pincement au cœur quand il m’a donné sa dernière veste Harley : « Moi, je ne la porterai plus jamais. »
Doux souvenirs
Et la semaine dernière, il m’attendait pour cette entrevue plus formelle. Il n’avait posé qu’une condition : « Je ne veux rien de misérabiliste. J’ai eu une belle vie et je vis encore de beaux moments. »
– Tu sembles vraiment serein devant la mort qui t’attend, comment tu gères tout ça ?
– Je revis ma vie. Par exemple, je vois un reportage sur le circuit Gilles-Villeneuve et je me rappelle que j’y travaillais pour Jean-D. Legault lors du premier Grand Prix de 1978. C’est moi qui ai présenté Pierre Eliott Trudeau à la foule. Je vois des images de la Russie, et je me rappelle certains de mes voyages. Sarajevo ? Gaétan Boucher ? J’étais là, je l’ai fait. Je vois tel grand athlète et une entrevue que j’ai menée avec lui me revient en tête. Je reste conscient que j’ai été chanceux et privilégié. Tout me ramène à une belle vie malgré de nombreuses épreuves comme on en vit tous.
– Et le présent ?
– Je trouve aussi le bonheur dans le présent. J’ai quatre beaux enfants. Isabelle, l’aînée, a 46 ans. Mon grand dernier, William, est un peu bohème, mais je sens qu’il prend de la maturité. J’ai vécu un beau moment à l’hôpital une fois qu’il est venu me voir. À la fermeture des bars, il est venu dormir dans la salle d’attente et a attendu que je me réveille pour venir me trouver. J’ai ri et on a jasé. Et puis, j’ai été chanceux, aucun de mes enfants et de mes six petits-enfants ne souffre d’une maladie ou d’un handicap. Ma fille Élisabeth va terminer sa résidence et devenir médecin en juillet. Je vais savourer le moment avec émotion. Elle va pratiquer la médecine familiale dans Saint-Henri. Et elle va être très bonne. Je me nourris de ces bonheurs.
La mort, l’inconnu
– Et comment tu perçois la mort ?
– La mort, c’est l’inconnu. Personne n’est revenu pour nous en parler. Si mourir, c’est fermer les yeux comme lorsqu’on s’endort, alors je suis prêt. Mais c’est certain que cet inconnu fait poser des questions. Je comprends les personnes âgées ou les malades qui ont besoin de la religion. Qui ont besoin de croire. Je me questionne beaucoup. Si j’étais solitaire, si je n’étais pas aussi bien appuyé et entouré, si j’étais dans une unité de soins palliatifs comme ça devrait être le cas, je ne sais pas comment je vivrais ma vie spirituelle. Oui, je me questionne...
– Et quelle signification prend l’amour ?
– On aime souvent plus tomber amoureux que l’amour lui-même. On pense que l’amour, c’est physique, c’est toujours la grosse émotion. Je sais maintenant que l’amour, ce n’est pas physique. Depuis mes traitements en hormonothérapie il y a trois ans, je ne peux plus avoir de relations sexuelles. Mais quand je vois Brigitte et tous les gestes d’amour qu’elle pose et donne, tous ces sacrifices et sa belle carrière qu’elle a mise de côté pour prendre soin de moi, j’ose dire que l’amour est métaphysique. C’est un don, un engagement, un sentiment. Il faut que ce soit puissant. Je suis béni d’avoir Brigitte dans ma vie, je ne sais pas comment j’aurais survécu.
– Et les autres ?
– J’ai fait la paix avec les autres. Surtout, je suis en paix avec moi. Je pense que dans le fond, j’ai réussi ma vie. Je n’ai pas été parfait, loin de là, mais j’ai fait de mon mieux avec ce que j’avais...
– Salut, je passe la semaine prochaine...
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